Journal de bord de mon projet documentaire sur la transmission des luttes féministes et lesbiennes en Normandie. Épisode 6.
Je pars dans la nuit sous des trombes d’eau. J’arrive à la gare, essoufflée d’avoir couru ; partie trop juste, comme d’habitude. Je m’installe à une place seule et j’attends que tout le monde soit installé avant de trouver un siège pour étaler mes affaires trempées. Je crains que mon matériel ait pris l’eau. Heureusement non. Mon pantalon mettra tout le trajet Angers – Le Mans pour sécher. Il est 9h, arrivée en gare d’Alençon. Je demande à la vendeuse de la boutique de Relay de m’aider à enfiler ma cape de pluie par-dessus mon immense sac à dos. Elle prend bien soin de l’ajuster, je me dis que je suis contente d’avoir demandé de l’aide et d’avoir rencontré le sourire et la bienveillance de cette femme.
Je découvre la route qui me mène aux archives municipales d’Alençon. Les consultations se font habituellement l’après-midi mais j’ai pu prendre rendez-vous pour être accueillie le matin. C’était le seul créneau que j’avais de libre de façon assurée pendant ces deux jours de tournage. Je me disais que si je n’avais pas le temps de consulter toutes les archives, je pourrais éventuellement y retourner le lendemain après-midi. En tournage, je garde toujours des moments libres pour un entretien de dernière minute, un endroit à visiter dont on viendrait de me parler, des archives à consulter. Je dois attendre 9h30 avant de sonner. Je m’abrite sous le porche. J’ouvre enfin et je me retrouve au milieu de boîtes d’archives empilées. À gauche, un escalier étroit mène à la salle de consultation. Je dois déposer mes affaires avant d’entrer. Mon gros sac à dos ne rentre pas dans le casier, haut et étroit, à côté de la porte. Je dois en décharger tout son contenu pour le glisser à l’intérieur. L’archiviste, inquiet de tout le bruit que je fais dans le couloir, sort de la salle et me propose son aide. Je m’inscris en remplissant un formulaire et la responsable du service vient à ma rencontre pour me présenter les fonds qui ont été identifiés pour ma recherche. J’avais en effet contacté le service avant ma venue pour expliquer quel était mon sujet de recherche et demander de l’aide pour trouver des fonds d’archives pertinents. J’ai été bien aidée et les archivistes se sont montrés accueillants. Quelques boîtes ont été préparées pour ma visite. Je les prends, une par une et en photographie le contenu. La table de consultation (grande et ovale) se trouve au milieu de la pièce, entre les bureaux du personnel. Ils échangent entre eux, assis à leur poste de travail, moi au milieu, c’est plutôt convivial et immersif…
Je n’aurai pas besoin d’y retourner. À part la revue officielle des Moulinex, Le Point de rencontre, aucune archives ne correspond à ma recherche. Cette revue ne parle même pas des grèves et de façon marginale de la place des femmes dans l’entreprise, entre recettes de cuisine, conseils sur la lecture des fiches de paie, bilan des différentes entreprises régionales et listes des naissances et des mariages du personnel de l’usine. Plusieurs articles sont consacrés aux infirmières de Moulinex, deux aux droits des femmes (en 1976 et 1977), un article sur la contraception et la parentalité « responsable » (1976), un sur les femmes chefs d’équipe (1977), le football féminin (1981) et le métier de cariste « au féminin » (1981), enfin un article sur « Madame Solange Séchet chevalier de la Légion d’honneur » après 40 ans de travail à Moulinex Alençon. J’apprends, dans un témoignage recueilli l’après-midi, que beaucoup de militantes du groupe femmes d’Alençon dans les années 1970 venaient de l’usine Moulinex. Ce n’est pas par les archives publiques que l’histoire de ces femmes nous parviendra.



Christine, celle qui va m’héberger pour la nuit et que je vais filmer, vient me chercher aux archives. Je lui explique ma façon de travailler pendant le repas et l’objectif de l’entretien. Cela avait été expliqué au préalable au téléphone, mais je donne davantage de détails sur l’organisation de l’après-midi. Comme elle doit faire une course après le repas, je dispose d’une heure de libre avant l’entretien. J’en profite pour enregistrer, sur un disque-dur externe, les photos prises aux archives et les classer dans des dossiers par cote. Deux chats veillent sur moi pendant que je travaille. Au retour de Christine, le matériel est installé. 2h30 d’enregistrement, un témoignage passionnant sur la vie militante féministe d’Alençon depuis les années 1975. Je dois gérer en même temps le matériel, l’écoute active, les questions. Après l’entretien, je me sens épuisée. Levée depuis 5h30 du matin, la journée n’est pourtant pas terminée.
Nous partons dans un local associatif partagé où le Collectif droits des femmes 61 a prévu de projeter à 20h le film de Nina Faure, We are coming. J’avais proposé à Christine d’animer le débat autour du film, puisque je l’avais déjà fait l’année précédente lors d’un festival. Proposition acceptée, comme le dit Christine, c’est intéressant d’avoir une personne extérieure au collectif pour le débat, qui plus est historienne et réalisatrice. C’est une façon pour moi de donner tandis que je reçois le témoignage des militantes. Don et contre-don, un équilibre à trouver quand on ne peut pas rémunérer les personnes qui témoignent et accueillent. La projection est précédée d’un repas entre militantes du collectif. J’ai rarement autant ri pendant un séjour de tournage… La salle est peu chauffée, je me blottis dans mon imperméable pendant le film. La discussion qui suit se déroule bien. Une cinquantaine de personnes, de différentes générations, sont présentes et interagissent. Je trouve la soirée bien réussie. Une fois de retour chez Christine, j’enregistre les derniers rushs tournés, en espérant que ça aille vite tant je suis fatiguée. Je tiens jusqu’au bout et je me jette ensuite dans le lit, récompense bien méritée.
Le réveil à 8h, un déjeuner rapide, je range mes affaires et c’est reparti. Je retrouve Dinah, rencontrée la veille. Collecter son témoignage n’est pas acquis. Dinah n’est plus motivée pour le faire. Les conditions de tournage ne sont pas optimales, car la luminosité est faible. Je rencontre un problème avec mon micro-cravate. J’utilise toutes mes compétences et techniques et j’obtiens un entretien d’1h avec une expérience militante notamment sur Argentan, ville qui n’avait pas encore été évoquée dans les témoignages recueillis jusqu’à présent.

Une fois l’entretien terminé, je pars en déambulation dans la ville afin de trouver les deux lieux qui portent des noms de femmes suite à une mobilisation du Comité droits des femmes 61. J’arrive d‘abord au square Gisèle Halimi, à quelques minutes à pied de chez Dinah. La ville n’est pas grande. Les passants sont intrigués par ma caméra. Je ne reste pas longtemps, car le temps m’est compté. Je marche ensuite jusqu’à la maison médicale Simone Iff. Un plan bref et c’est reparti. Direction les Archives départementales, il est 11h15. Le bâtiment est grand. Il comporte un rez-de-chaussée avec une exposition en cours, les casiers hauts et étroits pour le dépôt des effets personnels et un accueil. À l’étage, se trouve la salle de consultation, classique, avec les grandes tables en bois alignées, les lampes, les ordinateurs de consultation, les rangées de livres anciens et le bureau des archivistes à l’entrée avec les casiers, derrière eux, pour les boîtes sortantes et entrantes. Je n’ai trouvé qu’une affiche correspond à mon sujet. Je filme longuement « mon » affiche. Je prends quelques cartes postales mises à disposition gratuitement. Plusieurs de mes proches vont bientôt recevoir un souvenir des AD de l’Orne. Les archivistes prennent le temps de m’aider. Ils fouillent dans les fonds pour trouver d’autres archives pertinentes, en vain. Et puis on discute de mon documentaire. Je repars avec des recommandations de restaurants et boulangeries. Surtout, je découvre grâce à eux, l’histoire de Marie-Thérèse Auffray. Peintre expressionniste née en 1912, résistante dès 1940, elle s’installe avec sa compagne Noëlle Guillou à Echauffour dans l’Orne et tient avec elle un dancing, le Bateau ivre. Elles sont aujourd’hui inhumées ensemble au cimetière d’Echauffour. J’ai le cœur qui bat si fort quand je découvre ce genre de récit de vie!
Le temps s’est éclairci. Je roupille dans le train de retour jusqu’au Mans. La chaleur me ravit dans tous les sens du terme. Temps suspendu dans la fraîcheur de la gare du Mans. Je retrouve la chaleur d’un autre train qui, lentement, m’achemine vers mon petit cocon angevin.