Mars 2024 en Haute-Normandie

Jour 3, 8 mars. Chaque année, en mars, la Ville de Rouen accueille des événements à l’occasion de la Journée Internationale des Droits des femmes. Le programme s’appelle « Rouen donne des elles ».  Je visite les deux expositions installées à l’hôtel de ville : « Les Cariatides Refuge Intime » (sur le foyer des Cèdres, centre d’accueil pour femmes à Rouen) et « Femmes engagées : regards sur la Métropole de Rouen », créée par élèves d’un collège, dans laquelle on retrouve un portrait de Laura.

Je mange sur le pouce, en marchant, avant de rejoindre Françoise et Ginette, militantes du groupe femmes de Rouen dans les années 1970. Ce sont elles qui ont fait naître l’idée de ce documentaire sur la Normandie, mais elles ne s’en souviennent pas quand je le leur rappelle. C’est le premier entretien à deux voix que je réalise. Chacune apporte son expérience, complète les souvenirs de l’autre, rebondit sur des anecdotes de luttes. J’apprécie la confiance qu’elles m’accordent et surtout leur générosité. Elles me montrent leurs archives, me donnent du chocolat, me mettent à l’aise et me tendent quelques billets pour soutenir mon projet. Je me sens d’abord gênée. Elles m’expliquent qu’elles comprennent l’importance de collecter la mémoire des luttes féministes et qu’elles sont ravies de participer à cette histoire collective en train de se reconstituer. J’apprends à recevoir. Françoise, qui est véhiculée, me ramène à Bois-Guillaume. Cela me laisse une heure pour me reposer avant de partir en manifestation.

J’ai déjà raconté, dans mes récits de tournages précédents, comment je filme une manifestation. Je ne vais pas revenir sur le sujet. Je souhaite toutefois évoquer un point que je n’osais pas vraiment aborder jusque-là, celui de la santé physique. J’ai une capsulite et des calcifications aux épaules. Cela demande certains aménagements, que je ne respecte pas. Il est difficile d’adapter mon travail à mes problèmes de santé car je dois manipuler la caméra, parfois à bout de bras, sans cesse plier et replier le trépied, être mobile et rapide. La fraîcheur et l’humidité du mois de mars ont accentué mes douleurs pendant ce tournage. J’ai serré les dents de très nombreuses fois. Les tournages sont aussi des moments où je ne peux pas réaliser le travail de rééducation que je suis censée effectuer tous les jours. Ils espacent mes rendez-vous médicaux. La santé est un sujet que je dois prendre davantage en compte, mais dont il n’est jamais question dans les retours d’expérience d’autres réalisatrices·eurs que je découvre dans des articles ou dans des podcasts.

Jour 4, 9 mars. Je passe la journée à Vernon. Ce jour-là, aucun transport en commun ne permet de s’y rendre. Le seul covoiturage que je peux réserver me fait arriver de bonne heure. J’improvise un micro-trottoir au niveau du marché pour passer le temps. Je me fixe à une des sorties, la plus fréquentée, et j’attends que les personnes viennent vers moi. La caméra attire. On me prend pour une journaliste. Quelques personnes acceptent de répondre à mes questions sur leur perception des luttes féministes dans la région. Je voulais tester un micro-trottoir, c’est fait. L’expérience n’est pas des plus passionnantes. Les interactions qu’elle suscite non plus. Frigorifiée, je me réfugie à la médiathèque avant de repartir en exploration de la ville. En traversant un pont, je suis abordée par un royaliste qui me retient pendant près d’un quart d’heure. J’arrive à lui échapper, je fais quelques photos de monuments et je rejoins l’espace Philippe Auguste où la mairie organise une rencontre autour des droits des femmes et des luttes féministes.

Je découvre le collectif féministe NousToutes et les collectifs LGBTQ’Eure et Unit’Eure Fiertés Vernon. Créés très récemment, ils sont animés par des jeunes. Je filme les stands, je pose quelques questions, je participe à l’écriture à la craie de slogans féministes sur le sol devant l’espace Philippe Auguste. Je photographie quelques portraits que j’enverrai aux modèles une fois que je serai rentrée sur Angers. Beaucoup de joie se dégage de ces rencontres et de nouveaux contacts me sont donnés pour mes prochains tournages.

Jour 5, 10 mars. Pour la première fois lors d’un tournage, je dispose d’une journée de repos, sans entretien, sans archives. Ce soir, je change d’hébergement pour aller au Bosc-Roger-en-Roumois, dans l’Eure. Je prépare tranquillement ma valise le matin et je retrouve une amie pour le déjeuner. Nous partons ensuite en randonnée près de mon nouveau lieu d’accueil. Comme d’habitude avec mon amie, nous marchons plusieurs heures en forêt, sans nous poser de questions sur l’itinéraire à suivre. Selon nos envies, nous prenons à droite, à gauche, nous continuons sans rebrousser chemin. On se dit qu’on finira bien par retrouver notre point d’arrivée. Quelle drôle d’idée. Je finis par activer mon GPS sur le téléphone car le temps passe. Notre intuition avait tout faux. Il nous reste une heure de marche dans la direction opposée à la nôtre. Je crois que nous aimons vraiment nous perdre.

J’arrive chez Chantal et son compagnon. La commune est assez isolée. Je suis à 10 minutes de voiture d’une gare et à 20 minutes de train de Rouen. Nous faisons connaissance. Après le premier quart d’heure un peu étrange pendant lequel nous nous apprivoisons, la discussion part dans tous les sens et toute tension est évacuée. Je suis, là aussi, superbement accueillie.

Jour 6, 11 mars. La matinée commence par l’entretien avec Chantal. La pièce est un peu étroite, je ne peux pas prendre le recul nécessaire pour faire le flou d’arrière-plan que j’affectionne tant. L’image sera tout de même correcte. Prendre son temps, un délice. Nous enchaînons avec un repas préparé par « le roi du poulet » (le compagnon de Chantal). Je suis suffisamment à l’aise pour prendre les deux ailes et me resservir des patates.

Chantal me conduit chez Annie, à Caudebec-lès-Elbeuf, pour le deuxième entretien de la journée. J’explique la démarche, on regarde le contrat de témoignage et j’allume la caméra. Une parole de plus pour éclairer les luttes normandes. Annie me propose de rester dîner et s’organise avec Chantal pour mon retour au Bosc-Roger-en-Roumois. Nous avons du temps avant le repas, alors Annie me propose une visite de la ville. Caudebec-lès-Elbeuf est une ancienne cité ouvrière, peuplée aujourd’hui d’environ 10 000 habitant·es. Le centre-ville est parsemé de bâtiments en brique liés à l’industrie textile. Ils sont gigantesques, rouges, ouvragés de grandes fenêtres. Je filme le paysage à travers la vitre de la voiture. Annie s’arrête quand elle peut pour me signaler telle maison remarquable ou telle usine historique. Nous rentrons pour le repas, dont la composition est familière pour l’iséroise que je suis, les ravioles du Dauphiné.

Jour 7, 12 mars. Je n’ai plus les moyens de me payer le train pour les grandes distances, alors je voyage grâce au covoiturage. Cela a un inconvénient. Ce n’est pas toujours évident d’en trouver en semaine sur certaines destinations. Rouen-Angers est un trajet plutôt bien desservi pourtant, mais je n’en trouve que le matin ce mardi 12 mars. J’aurais souhaité organiser un dernier entretien à Rouen avec Marie-Christine, médecin engagée, et partir l’après-midi. Cela est impossible et me déçoit beaucoup. Je ne peux pas prolonger mon séjour et il n’est pas prévu que je revienne à Rouen pour un nouveau tournage. Quel dommage!

J’appréhende le trajet. Je suis seule avec un conducteur dont la photo sur l’application ne laisse apparaître que la moitié de son visage. Peu de commentaires et de trajets sont publiés sur son profil mais il est bien noté. Je n’ai pas le choix. En quittant Chantal, je lui dis en riant que si on retrouve un cadavre découpé dans la Seine le lendemain, ça sera moi. Je suis tendue pendant la première partie du voyage. Après la pause sur une aire d’autoroute, je me tranquillise. Nous commençons à discuter et je le questionne longuement sur son travail… de gendarme. J’ai appris beaucoup de choses sur le quotidien d’une brigade d’intervention. Aucun corps dans la Seine n’a été trouvé ce jour-là.

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