Le sel de la Manche

Jour 1, 11 avril – En route pour Caen!

Mon amie Isabelle me rejoint vers 10h. Pour elle, ce sont des vacances, pour moi, mon dixième voyage en Normandie.
Nous partons à la fois stressées et enthousiastes. Ce temps de trajet marque une transition entre le quotidien et l’aventure. Il fait partie intégrante de ces repérages, car il est l’occasion de s’arrêter dans des villes de Normandie que je ne connais pas encore.

Nous faisons une première pause à Sées, tiraillées par la faim. C’est le choc de culture. Nous nous arrêtons sur la place de l’église et nous apercevons, dans un parc bien clôturé, des jeunes filles en uniforme, marchant tranquillement deux par deux. Il s’agit de l’Institut d’Argentré Sainte-Anne qui, sur son site internet, se présente comme un lieu « qui éveille au beau et au vrai par l’élégance et la finesse de son architecture classique ». Fondé par des parents chrétiens, « la prière rythme la journée des jeunes filles : matin et soir, au début de chaque cours, avant et après chaque repas. Le chapelet est récité quotidiennement. Chaque semaine, les élèves ont la possibilité de se confesser à un prêtre ». Nous pensons à nos sœurs lesbiennes qui s’y trouvent ou sont passées par là…
L’humour que nous déployons sur le sujet pendant tout notre repas le long de la grille de cet institut traduit, pour moi, un certain désarroi.

Nous faisons une deuxième halte à Argentan, dont j’avais fait un croquis quelques mois auparavant. Nous découvrons ensuite Falaise, qui porte bien son nom. Nous sommes impressionnées par le château que je photographie et filme sous tous ses angles. Un char Sherman transformé en œuvre culturelle, « War is Hell » par l’artiste Jef Aérosol, rappelle, comme de nombreux lieux en Normandie, les guerres du XXe siècle.

Falaise

Jour 2, 12 avril

Je prends mon petit-déjeuner avec Isabelle et je lui explique que je vais rencontrer une militante qui a accueilli des avortements clandestins chez elle avec le MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception). Ça doit être à peu près le cinquantième témoignage que je recueille sur les avortements clandestins pratiqués au début des années 1970. Alors qu’Isabelle est impressionnée par la rencontre que je vais faire, je me rends compte que c’est la routine, que je ne m’émerveille plus. Il est temps que je me consacre à d’autres types de témoignages. Je rencontre donc Annick et bien sûr, son expérience est passionnante et unique. Elle aborde de nombreux autres sujets comme son combat pour conserver son nom de naissance lors des démarches administratives ou son travail de formation aux études supérieures dans les prisons.

L’après-midi, j’invite mon amie à découvrir les Archives départementales du Calvados. Je lui explique comment consulter des fonds. Les archivistes nous mettent à disposition un fonds non trié d’une militante avec qui je suis en contact et qui m’a autorisé à y avoir accès. Trois grands cartons de vrac nous sont livrés. Parmi eux, un en particulier retient notre attention. Des lettres d’amour et d’amitié y sont conservés. C’est bien rare de trouver ce type de document. Ces lettres nous bouleversent. Nous nous interpellons l’une l’autre sur telle ou telle phrase et nous rions. Parfois nous restons silencieuses, émues par ces expériences de vie que nous découvrons. Je mesure notre chance et notre bonheur d’accéder à ces archives, ainsi que le chemin parcouru par les lesbiennes pour que cette présence dans des archives publiques soit possible.

Jour 3, 13 avril

J’accepte exceptionnellement de recueillir un témoignage uniquement sonore. C’est un témoignage à deux voix, deux anciennes amantes. L’une se présente comme lourdement handicapée. Son corps, son visage portent les traces d’un accident de moto. Il n’y aura pas d’image. L’entretien est réalisé dans une résidence senior. Le passage des aides, l’arrivée du repas et les soins compliquent l’enregistrement du témoignage. Je fais au mieux. Ce témoignage est important. Le travail de montage le rendra accessible. Qu’il serve à mon documentaire ou non n’est pas la question. J’ai rencontré, ce jour-là, deux personnes extraordinaires.

Jour 4, 14 avril

Caen, comme toutes les villes et villages de Normandie, porte le souvenir des morts au combat. Les monuments érigés sur des places, dans des parcs, dans des rues dessinent l’espace piéton. Je suis particulièrement interpellée par la stèle en hommage aux soldats canadiens que je découvre près de la gare. Le Canada est mon prochain voyage. Une connexion de plus en plus forte se fait en moi avec ce pays.

Je recueille deux témoignages ce jour-là. C’est très intense. Quand je retrouve Isabelle, le soir, les larmes me viennent. Jamais je n’avais pleuré après un témoignage, en thèse comme aujourd’hui. Cette fois-ci, j’ai besoin de m’asseoir et d’accueillir cette émotion qui surgit. J’ai peine à parler. Moi qui me conditionne pour laisser couler, sans les retenir, les émotions de l’autre comme les miennes pendant un témoignage, je sens que l’histoire écoutée s’est accrochée à moi cette fois-ci. Est-ce moi qui ai relâché la garde ? Est-ce l’accumulation d’entretiens de ces derniers jours? Je pense que la réponse est ailleurs. Elle me racontait mon histoire à travers la sienne. Elle utilisait mon langage. Elle était mes doutes et mes espoirs. Elle était moi. Je sais qu’elle n’est pas moi en réalité. Et pourtant… Marion.

Archives Marie-Hélène

Jour 5, 15 avril – départ pour Cherbourg

Dernier entretien à Caen. Pour mon plus grand bonheur, Marie-Hélène garde tout : photographies, cahiers, courriers, etc. Après un rappel du projet et du cade de l’entretien, Marie-Hélène me montre des photos. Elle identifie chaque personne et me livre des anecdotes sur les unes et les autres. J’ai les oreilles grandes ouvertes. Les potins lesbiens, j’adore ! Isabelle assiste à une partie de l’entretien avec l’accord de Marie-Hélène, bien disposée à parler à deux personnes. C’est une autre partie de mon travail que je fais découvrir à mon amie. Il se termine par la lecture de quelques lettres d’amies et d’amantes. Ces liasses de correspondances rejoindront un jour les Archives.

Jour 6, 16 avril

Nous sommes arrivées hier en fin d’après-midi. La visite de Cherbourg a été plutôt brève. Terrassées par un vent fort et frais, nous avons passé la soirée au chaud dans notre nouveau logement.

C’est la première fois que je dispose d’une journée sans archives et sans témoignage lors d’un voyage. C’est un luxe que je n’ai pas pu me permettre jusque-là. Nous prenons la voiture pour explorer la partie nord-ouest de la côte. Nous faisons des bonds de 6 à 8 kilomètres pour découvrir des paysages d’une splendeur que nous recevons comme un choc visuel. Je filme et je photographie. Un jour, il faudra parcourir tout cela à pied, c’est une promesse que je me fais.

Nord-ouest du Cotentin

Nord-est du Cotentin

Jour 7, 17 avril

C’est notre dernier jour plein en Normandie. Je rejoins Sandrine qui se montre d’une exceptionnelle gentillesse. Elle me fait découvrir la côte nord-est du Cotentin. On dirait l’Irlande à certains endroits. Chantal et Gaëlle nous rejoignent pour le déjeuner. Leur témoignage est recueilli dans l’après-midi. Elles sont souriantes et me donnent de l’énergie. Je suis bien heureuse de découvrir toutes les actions féministes qu’elles mettent en place, avec d’autres militantes, dans la Manche. Tant de dynamisme donne de l’espoir.

Parmi les groupes et actions dans le département, je suis invitée à participer à l’activité chorale du mercredi soir au sud de la Hague. Le voyage se termine ainsi en chansons. Le groupe est joyeux, accueillant. La répétition est agréable, les chants sont magnifiques. J’aimerais qu’une chorale comme celle-là existe près de chez moi.

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